L'Inde et le communisme

La vie intellectuelle 04/1951

 

Oui, c'est dès le premier jour, dès le premier instant qu'elle m'a « sauté à la face », la misère des Indes. Je me rappelle : accablé par la chaleur énorme, je gisais sur mon lit, incapable d'un geste. Par la fenêtre, la mer d'Oman, blanche de soleil, répercutait jusque dans la chambre un excès de lumière. Tout autour de moi l'hôtel Taj Mahal, un des plus luxueux du monde. Dans son hall, d'admirables orfèvreries, des saris d'or et d'azur à faire rêver nos Christian Dior et nos Jacques Balmain. Quelques messieurs trop gras fumaient d'énormes cigares, - à leurs doigts des diamants en proportion.

Pourtant, que n'ai-je vu dès ce premier jour, simplement entre l'aérodrome et l'hôtel ? Je connais le visage de la misère un peu sur tous les continents. J'ai visité des « bidonvilles » et des « zones ». Je connais les taudis des noirs américains souvent décrits par les journaux russes, et ceux des citoyens russes souvent décrits par les journaux américains. J'ai parcouru le Moyen-Orient : la misère y était atroce. Hier encore, au Pakistan, j'en fus comme submergé. À Karachi, pour en fuir le spectre, je me suis réfugié dans mon caravansérail. Au hideux spectacle, j'ai préféré la chaleur couvée par les toits de tôle. Mais ici...

Interminablement s'étirent les faubourgs de Bombay. Puis-je même employer ce mot de faubourg ? Plutôt, serré entre la mer, la route et les ordures municipales, un immense camp de concentration. Des cahutes, des espèces de gourbi bâtis sur quatre pieux, avec un toit de haillon et même de journaux. Par les grandes pluies tropicales l'eau tombe sur les malheureux bébés nus. Camps de réfugiés qui ont fui le Pakistan, mais demeure habituelle aussi de beaucoup d'ouvriers. Entre les cases stagnent des mares. Elles tiennent lieu de latrines..., et tout le jour les petits enfants y barbotent.

Je suis venu aux Indes chercher la réponse à deux questions : Ce pays sera-t-il une grande puissance ? Peut-il résister au communisme ? Deux questions qui, par bien des aspects, n'en font qu'une. Deux questions dont la réponse peut commander notre destin. Mais ces faubourgs entre Bombay et son aérodrome, n'est-ce pas déjà la réponse ?

Par moment je voudrais me distraire de ces pensées angoissantes. L'Inde est là, l'Inde que j'ai depuis mon enfance désirée. Bombay égrène son chapelet d'îles reliées. Vers le soir, la ville a toute la beauté de l'Orient, comme on le rêve. Je me rappelle  ce jardin surtout, plein de fleurs blanches et qui ne s'ouvrent que la nuit. De ses terrasses je voyais la mer luisante comme une soie, des coupoles embellies par l'ombre et, dans le ciel, un croissant de lune absolument horizontal. Parmi tant de beautés comment choisir ? À Trichinopoli, le Temple Rock, énorme îlot dans un océan de palmiers, s'érige tout peint de blanc et de rouge. Gingy, Tandjore, Kombokanam, Madoura, mais plus encore, les Montagnes bleues.

Montagnes bleues, ah ! le saisissement de vos climats superposés. À vos pieds l'épaisse forêt s'écartait pour des plantations de cacao et de café – les caféiers dont la fleur blanche a l'odeur exacte de l'oranger. Parfois, dans les sous-bois les datura suspendaient leurs lourdes cloches laiteuses. Mais à mi-flanc de la montagne des futaies de mimosas géants, - si fort leur parfum qu'on pouvait à peine le respirer. Plus haut encore les eucalyptus, plus haut toujours des ajoncs en fleur, comme en Bretagne.

Et dans chaque échancrure de la forêt, l'immense plaine comble d'azur, - l'azur, il coule des monts, glisse aux vallées, s'accroche aux crêtes des palmeraies. Azur partout, dans le ciel dur, sur les cimes nues d'érosion et jusqu'au creux sombre des gorges. Azur...

Mais non, il faut savoir. Il faut comprendre ce monde où nous vivons. Laissons ces beautés. Que l'Inde soit ou ne soit pas une grande puissance est un problème qui vaut d'être résolu. De nouveaux astres, depuis la guerre, sont montés à l'horizon politique. Y troubleront-ils l'ordre traditionnel des constellations ? Nous devons pouvoir les peser à leur poids exact. Évaluer si leur influence répond à une force réelle. Estimer l'avenir de ces pays...