L'Inde et le communisme

Impotence politique

Faire de l'Inde une grande puissance malgré ce handicap économique et social : il y faudrait un gouvernement génial. Malheureusement l'Inde n'a qu'un pauvre gouvernement bien incohérent. Sans doute le Pandit Nehru est-il honnête et intelligent... Il n'a pas un seul collaborateur de classe. Les cadres indiens sont marqués du signe de la concussion.

De l'administration des Anglais tout se défait, tout s'effrite. Immense laisser-aller, mêlé de tracasseries policières, que la presse indienne elle-même déplore. Ah ! les longues stations dans les locaux de la police, à quoi les étrangers sont astreints, ces locaux si crasseux que nos commissariats paraîtraient à côté d'eux plein de luxe ! Un factionnaire, toujours pareil à lui-même, était toujours trop occupé à se curer les ongles de pieds pour m'indiquer le bureau où j'avais à faire. Quand enfin j'y parvenais, un gratte-papier famélique, d'une voix accablée, essayait de me persuader que je m'adresse plutôt au bureau voisin.

Malheureux scribouillards, comment leur en vouloir, quand on sait combien ils sont peu payés ? Ainsi en était-il dans la Chine du Kuomintang (le rapprochement s'impose, lancinant comme un leitmotiv). Pour équilibrer leur pauvre budget, ils se payent sur l'administré. Dans la province de Madras (une des plus mal gouvernée de l'Union indienne) sévissait la prohibition. Admirable prétexte à visites domiciliaires et à taxations arbitraires. Les policiers, dans la rue, vous arrêtaient pour respirer votre haleine. Mais, le dimanche suivant, on les retrouvait à Pondichéry. Avec leur famille ils avaient loué une chambre d'hôtel pour cuver la « cuite » qu'ils étaient venus s'administrer.

Mauvaise qualité de l'administration, venons-nous de dire, mais aussi excessive centralisation. Par facilité ou par crainte de la corruption des gouvernements provinciaux, Dehli a tout centralisé entre ses mains. N'est-ce point un danger en pays aussi disparate, quand s'affrontent des races diverses, quand on parle quelques cinq ou six langues principales sans compter les dialectes ? Ne croyez pas que les heurts de race soient ici un danger théorique. Je me rappelle cet Indien du Sud, à Madras, qui me parlait de ses compatriotes bengalis. Combien vive était sa haine : « Ces gens-là, me disait-il, veulent tous asservir. Ou bien ils nous coloniseront, ou bien ils feront sécession. »

Il évoquait là un des pires dangers de l'Union indienne. Son excessive centralisation, la menace d'éclatement – éclatement dont les remous seraient tels qu'ils pourraient provoquer l’avènement du communisme ; nous y reviendrons.

Le pays est trop grand ; il n'est pas à l'échelle humaine. Que n'en a-t-on fait une fédération – mieux encore, une confédération. Sur le plan réduit l'Inde peut, en effet, présenter des réussites gouvernementales. Les états princiers de Mysore et de Travancore en témoignent. Quand on pénètre en Mysore, le bon gouvernement est un phénomène en quelque sorte palpable ; des routes au lieu des pistes, des maisons au lieu des cases croulantes. Les deux plus grandes villes de l'État, Bangalore et Mysore, témoignent d'un souci d'urbanisme : des places et des squares, des rues alignées que bordent des immeubles neufs, bref, un ensemble si décent que le luxe écrasant du palais royal, où des gardes à cheval veillent comme à Buckinham, ne choque plus.