L'Inde et le communisme

Aristocratie du divin

Et la spiritualité ? Mais qu'est-ce que la fameuse spiritualité de l'Inde ?

Méditez, ascètes de l'Inde, approfondissez votre belle petite âme. Que faîtes-vous pour vos frères qui meurent de faim à votre porte ? Chez vous je l'ai compris : une spiritualité qui ne débouche pas en charité et en miséricorde n'est qu'une forme élégante d'égoïsme matérialiste, pis encore, un onanisme spirituel.

Je ne la nie pas, la flamme qui vous anime. La spiritualité de l'Inde, je l'ai éprouvée comme une tentation. C'était à Tandjore. La beauté du temple m'avait ému. La profusion de ses sculptures n'en altère pas l'équilibre. Dans sa luxuriance délirante il atteint, si rigoureuse est sa pyramide sans ombre, la pureté d'un Parthénon. Ainsi préparé, je pénétrai dans la bibliothèque du palais des anciens Maharajahs. Une salle basse, tout en longueur. De rares fenêtres grillagées. Y régnait une pénombre sous-marine. La qualité du silence impressionnait, si absolue que le frôlement d'un tissu, le grincement d'une plume suffisaient à le souligner. Et l'odeur... une odeur religieuse, l'odeur des chambres d'aïeules qu'on n'habite plus depuis cent ans, l'odeur des églises quand, longtemps après l'office, l'encens s'est presque dissipé. Accroupis à des pupitres bas, des jeunes gens aux cheveux longs, aux yeux trop grands, déchiffraient des textes millénaires écrits à la main sur des palmes.

Élites bienheureuses, aristocrates du divin ! Hélas ! aux portes mêmes de ce palais la foule croupit dans le paganisme. Le paganisme ! avant de venir je n'avais pas compris ce qu'il était. C'est en terre française, à Karikal, que j'en eus la révélation. Un soir, je me promenais dans le bazar. À la lueur des lampes à huile, chaque échoppe, avec ses bijoux, ses piles de saris luisants, ses plumes ou ses pyramides de pétales, était un Rembrandt. Atmosphère de mystère et presque de religion. Des lueurs flottaient dans l'ombre : long pagne blanc des indigènes et parfois l'éclat de leurs dents. Cette foule d'hommes pieds nus était absolument silencieuse : seul, parfois, le grincement d'une charrette étroite, traînée par une vache – ses cornes en forme de lyre boulées de cuivre. Au détour du bazar, un petit pagodon, sorte de chapelle votive : le dieu à face d'éléphant, Ganesh, semblait, à la lueur d'une lampe, gesticuler de ses six bras. Devant lui le symbole phallique de Civa. Et ces figures grotesques ou obscènes, un homme les adorait. Un brahmane au teint clair, nu jusqu'à la taille, se conciliait le dieu obèse.

La mosquée était ouverte : elle me fut un refuge. Du moins n'y verrais-je pas ces dieux oppressifs qui ravalent l'homme à la terre. Il est bien pollué pourtant, l'Islam des Indes. C'était l'Aïd el Khebir. Une foule, mêlée de femmes, se perdait dans le sanctuaire pour vénérer les pantoufles de je ne sais quel marabout. Islam paganisé, équivoque même : dans une des cours, des jeunes femmes dévoilées, fardées, parées de bijoux énormes, dansaient. Déhanchement, désarticulation du cou, ondulation lascive des reins : je retrouvais le style tant de fois admiré dans les oasis du sud-algérien. Mais ici les danseuses sont un peu maigres. Elles ont des mouvements trop secs. Et puis, quelles grandes mains ! Peut-être après tout est-ce innocent et ne devrais-je pas éprouver un malaise... Ces femmes sont de jeunes hommes.

Malgré cette équivoque, la mosquée m'est un repos. Je monte sur sa terrasse. Toute la nuit tropicale se déroule au-dessus de moi : troupeau immense des étoiles que, vers l'horizon, la Croix du Sud semble guider. À la profusion des étoiles répond, sur la terre, la profusion végétale. Ses effluves montent tout autour de moi : odeur des rizières, un peu sucrée, parfums des innombrables jasmins, grands comme des chênes, et des frangipaniers dont transluisent les fleurs blanches, senteur surtout de cette terre abondante et gorgée d'eau.

Oserai-je l'avouer ? Je me sens presque plus à mon aise dans cette mosquée qu'à l'église. À l'église, les saints hautement peinturlurés ressemblent trop aux génies multicolores qui gardent les champs dans les campagnes et à ce bric-à-brac des temples d'où nos chevaux de bois tirent, parait-il, leur origine (ils sont en tout cas de même esthétique).

Pourtant le catholicisme des Indes devrait m'inspirer tendresse et respect. Il est menacé. L'Indien, naturellement tolérant quand on ne touche pas au système des castes (et l'Église s'est montrée plutôt – certains disent trop – indulgente pour ce système), est excité de fanatisme actuellement. À la misère on oppose la religion, confondue avec le sentiment national. C'est un dérivatif. Je pense un peu aux persécutions religieuses de 1904, déclenchées de l'aveu même de Waddington pour éviter des réformes sociales. Phénomène inverse mais analogue, le fanatisme religieux évitera la réforme agraire, pensent certains milieux dirigeants des Indes. Aussi s'attend-on à des persécutions. Comment les supportera une Église un peu molle qui n'a jamais été fécondée par le martyr ? On estime que le déchet pourrait être des neuf dixièmes.