Rapport

N°76 Assemblée de l'Union française

1952

Annexe au procès-verbal de la séance du 15 février 1952

 

Rapport fait au nom de la Commission3 des relations extérieures, sur la demande d'avis, transmise par M. le Président de l'Assemblée nationale, sur le projet de loi autorisant le Président de la République à ratifier le traité de cession du territoire de la ville libre de Chandernagor

Mesdames, Messieurs,

Vous permettrez au rapporteur de la commission des relations extérieures de circonscrire, dès l'abord, le projet de loi qu'il a l'honneur de vous présenter. Ce projet de loi ne concerne que la seule ville de Chandernagor, à l'exclusion des autres établissements français dans l'Inde, qui conservent leur ancien statut. Son objet est donc limité. Il tend à réaliser dans le droit le détachement de Chandernagor déjà réalisé de facto. Il a pour objet de permettre que soient observées, en ce qui concerne cette ville, les prescriptions de l'article 27 de la Constitution, qui, dans son premier alinéa, dit que les traités « qui comportent cession, échange, adjonction de territoire ne sont définitifs qu'après avoir été ratifiés en vertu d'une loi ».

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Mais peut-être n'est-il pas inutile de rappeler ce qu'est Chandernagor. À ce nom s'attachent de grands souvenirs historiques, mais cette survivance de l'Inde de Dupleix, situé sur la courbe d'un bras du Gange, l'Hoogly, ne comportait que 940 hectares (l'étendue du Bois de Boulogne). Contrairement aux autres comptoirs, Chandernagor n'avait pas d'ouverture sur la mer. Avec ses basses maisons de briques, entourées de vérandas, c'était une sorte de faubourg de l'énorme Calcutta. La ville n'a que 27 000 habitants, sur 400 000 que représentent l'ensemble des Établissements français dans l'Inde. Son activité industrielle est, si nos souvenirs sont exacts, limitée à peu près à une usine de tissage de jute (Gondolpara). Chandernagor était surtout une résidence appréciée des fonctionnaires britanniques de Calcutta. Dans une brochure éditée à l'occasion de l'exposition coloniale, nous avons pu relever cette phrase : « Chandernagor, une ville oubliée ».

De fait cette ville était une anomalie. Imaginez, pour en acquérir une idée, que Neuilly soit une enclave britannique en terre française. Alors que dans les autres établissements, non seulement on parle très généralement français, mais encore à peu près de la moitié des enfants passent un certificat d'études dans notre langue (l'autre moitié un certificat en Tamoul), à Chandernagor, au contraire, même les délibérations du conseil municipal, - on l'a déjà dit à cette tribune – avaient lieu en anglais.

Pour situer exactement la position du problème précisons que, contrairement par exemple avec ce qui se passe à Karikal, il n'y pas de minorité musulmane appréciable à Chandernagor. Ajoutons encore que cette enclave, pratiquement imperméable au reste de l'Union française et où les traités ne nous permettraient d'entretenir aucune force armée, se trouvait dans une région particulièrement troublée de l'Inde (ce Bengale à la violence proverbiale) et qu'à tout moment la France pouvait être incapable de remplir son premier devoir : le maintien de l'ordre. Cette situation était telle, d'ailleurs, que Chandernagor avait reçu un statut très particulier de ville libre.

Le référendum.

Ne soyons donc pas surpris du résultat donné par le référendum du 19 juin 1949. Les électeurs de Chandernagor ont répondu par  7 473 « non » contre 114 « oui » à la question : « Approuvez-vous le maintien de la ville libre de Chandernagor dans l'Union française ? » Comme presque toujours aux Établissements français dans l'Inde, les abstentionnistes furent très nombreux : 4 586. Pourtant, nous sommes entièrement d'accord avec le gouvernement pour dire que les résultats du scrutin ont « indiqué clairement que la très grande majorité de la ville libre souhaitait le rattachement de celle-ci à l'Union indienne », et ceci même compte tenu de certaines manœuvres et pressions d'autant plus méprisables qu'elles étaient inutiles.

Je n'ai pas à vous faire l'historique des différents actes internationaux qui ont précédé ce référendum, depuis la déclaration franco-indienne qui posait le principe d'un règlement amical du problème, compte tenu « à la fois des aspirations et des intérêts de la population en cause, les liens historiques et culturels qui les unissent à la France et de l'évolution de l'Inde », l'échange de lettres du 29 juin 1948 où, sur l'invitation du Pandit Nehru, le gouvernement français acceptait le principe d'un référendum dans nos établissements. Ajoutons encore que, dans un cas comme celui de Chandernagor, ce référendum était imposé par le deuxième alinéa de l'article 27 de la Constitution. « Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n'est valable sans le consentement des populations intéressées ...». Ce principe est d'ailleurs une application de la Charte des Nations Unies4.

Le référendum acquis dans ces conditions, le gouvernement français, comme le gouvernement indien, se devaient d'en tirer les conséquences. Ce fut l'objet de la déclaration conjointe du 11 juillet 1949 :

« Le gouvernement français est prêt, en particulier, à régler avec le gouvernement indien par voie de négociation tous les problèmes qui découlent, pour les deux gouvernements, de la récente consultation populaire. Ces négociations devront, conformément aux dispositions constitutionnelles, recevoir la sanction du parlement français.

« De son côté, le gouvernement de l'Inde est soucieux, pour ce qui a trait à l'avenir, de tenir compte des aspirations des habitants du Chandernagor.

« Pendant le délai qui s'écoulera jusqu'à ce que le régime nouveau ait remplacé le régime présent, il est indispensable que l'administration actuelle continue à fonctionner sans entraves et que l'ordre soit maintenu.

« Soucieux de cette nécessité, le gouvernement de la République française et le gouvernement de l'Union indienne font confiance à la population de Chandernagor et entendent qu'aucune manifestation d'où qu'elle vienne ne trouble la période transitoire pendant laquelle ils étudieront en commun et rendront effectives les conséquences de la consultation du 19 juin. »

La rédaction d'un projet de traité de cession fut immédiatement entreprise.

D'autre part, dès le 15 août, le ministère de la France d'outre-mer décidait qu'une partie des pouvoirs de l'administrateur français, dépourvu en fait d'autorité réelle depuis le 19 juin, serait transférée au conseil d'administration de la ville libre. En même temps, les autorités du Bengale envoyèrent à Chandernagor, avec notre accord, une mission d'information qui examina les problèmes posés par le transfert.

Au début de 1950, la situation locale s'aggravant sérieusement, il devint évident qu'il y avait intérêt pour le gouvernement français à ne pas continuer à porter la responsabilité d'événements que l'administration était sans moyen de contrôler. Le 1er mars, l'ambassadeur de l'Inde sollicitait pour son gouvernement l'autorisation d'envoyer un administrateur indien à Chandernagor, en raison du sérieux de la situation au Bengale. Cette demande, examinée en conseil des ministres les 22 mars et 28 avril, fut acceptée par le gouvernement français, étant entendu que notre administrateur serait retiré dès l'arrivée du représentant indien. La date de la passation des pouvoirs fut fixée au 2 mai.

À cette date, la France a retiré son représentant du territoire de la ville libre et mis fin à l'autorité des services français (finances et justice) qui y fonctionnaient encore.

Simultanément le ministère des affaires étrangères en liaison avec le ministère de la France d'outre-mer poursuivit avec l'ambassade de l'Inde la mise au point du texte définitif du traité de cession. Toutefois, l'accord définitif des deux gouvernements ne put être réalisé qu'au mois de janvier dernier. Le traité et le protocole qui y est annexé furent finalement signés à Paris le 2 février 1951.

Principales stipulations du traité.

Passons maintenant à l'examen du traité lui-même, et de son protocole annexe, documents qui, selon le gouvernement « réservent formellement les droits des habitants des habitants de Chandernagor désireux de conserver la nationalité française » et qui « déterminent les conditions de règlement des problèmes financiers posés par la cession et établissent les droits des fonctionnaires et agents ayant servi sur le territoire de Chandernagor ». Dès lors que la cession doit être considérée comme inévitable, ce sont ces divers points qui méritent un examen.

En ce qui concerne, pour les habitants de Chandernagor qui le désirent, la faculté de rester Français, le traité est formel : son article 3 prévoit la possibilité d'opter, dans les six mois, pour la nationalité française, par une déclaration écrite. Cet article règle, en pareille éventualité, le cas des enfants mineurs et celui de la femme mariée. Garantie complémentaire et indispensable, les personnes ayant exercé cette option peuvent à leur gré transférer ou emporter leurs biens (art. 4).

Un deuxième ordre de stipulations concerne le règlement des problèmes financiers : c'est d'abord la cession (art. 5) des biens de l'État et des collectivités publiques à l'État successeur. En compensation celui-ci succède non seulement aux droits mais aux obligations de la France. La complexité des questions financières ne permettait pas de toutes les inclure, ni même de les prévoir, dans un traité. Une instance spéciale et paritaire en décidera au fur et à mesure (art. 2 du protocole). Précisons pourtant que la monnaie émise à Pondichéry sera retirée, ce qui ne peut entraîner que de faibles conséquences, puisque la seule monnaie usuelle dans les établissements est la roupie de l'Union indienne. En fait cet article du protocole annexé (art. 1er) ne concerne que la petite monnaie divisionnaire.

Enfin, le traité se préoccupe du sort des fonctionnaires ayant servi dans les établissements. Tel est l'objet de l'article 3 du protocole annexé : « Le gouvernement de la République de l'Inde prendra à sa charge les fonctionnaires et agents de la ville libre de Chandernagor, et ceux des établissements français dans l'Inde qui pourront se trouver en service à Chandernagor à la date du 2 mai 1950.

« Il est entendu que :

« 1° Les fonctionnaires et agents des établissements français dans l'Inde qui opteront pour la conservation de leur nationalité et choisiront, dans un délai de trois mois à compter de l'entrée en vigueur du traité, de servir leur administration d'origine, seront autorisés à le faire et que,

« 2° Les fonctionnaires et agents de la ville libre de Chandernagor et ceux des établissements français dans l'Inde, que le gouvernement de la République de l'Inde ne désirera pas garder à son service, seront avisés, avec un préavis de trois mois, et dans un délai d'un mois à compter de la date d'entrée en vigueur du traité, qu'il est mis fin à leurs fonctions ; ces fonctionnaires et agents auront droit à une compensation équitable pour la cessation prématurée de leurs services. »

Cette disposition ne concerne qu'un nombre de personnes extrêmement restreint.

Les droits d'une autre catégorie de ressortissants sont également défendus par l'article 10 du traité :

« Le gouvernement de la République de l'Inde prendra les mesures nécessaires pour permettre aux officiers ministériels non fonctionnaires, et aux membres des professions juridiques et libérales exerçant actuellement à Chandernagor de continuer leurs activités sans avoir à acquérir des qualifications supplémentaires ou à obtenir de nouveaux diplômes ou licences ou à remplir d'autres formalités. Les licences seront renouvelées, en cas de besoin, sur demande des intéressés. »

Sans nous appesantir sur les nécessaires dispositions judiciaires (art. 8) indiquons en terminant les dispositions des articles 6 et 9 qui règlent les questions d'ordre historique et culturel. Ces dernières (art. 9) sont spécialement importantes, même si Chandernagor n'est pas, comme Pondichéry, un merveilleux conservatoire de notre style colonial du XVIIIe siècle.

« Le gouvernement de la République de l'Inde prêtera son concours au maintien de l'héritage culturel de la France dans le territoire de la ville libre de Chandernagor conformément au désir de la population dudit territoire et autorisera le maintien ou l'établissement de services culturels par le gouvernement de la République française. »

On nous permettra de souhaiter que les gouvernements de la République de l'Inde et de la République française mettent tout leur soin à l'application de cet article et qu'ils en prennent en considération non seulement la lettre mais l'esprit. Votre commission des relations extérieures a, dans son unanimité, très vivement insisté sur ce point. Ils ne peuvent négliger la fécondité d'une association entre la culture indienne et la culture française, association dont le plus grand pensent indien contemporain, le regretté Shri Arubindo , a été l'expression5.

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Voilà, Mesdames et Messieurs, les raisons pour lesquelles votre commission des relations extérieures vous propose de voter purement et simplement un avis favorable sur la ratification du traité de cession du territoire de la ville libre de Chandernagor. Ce minuscule territoire, le seul dont nous ayons à parler, était dans l'Union française une simple survivance historique, les circonstances politiques ne permettaient guère à la France d'y exercer le principal devoir de sa souveraineté, ce traité n'est que l'application d'un référendum dont vous avez approuvé le principe et qu'imposait la Constitution, ses dispositions, enfin, préservent les droits essentiels des habitants de Chandernagor.

Mais aussi microscopique que soit une parcelle de l'Union française, nous ne pouvons pas en enregistrer le détachement sans une certaine mélancolie. Ce détachement était nécessaire, mais nous avions tous appris ce nom de Chandernagor sur les bancs de l'école. Pourtant, ce n'est pas sur cette note que nous terminerons ce rapport. Même entré dans l'Inde, Chandernagor peut encore avoir une valeur et comme une existence française. Valeur culturelle sur laquelle nous venons d'insister. Qui sait si au sein de cet immense continent ce ne sera pas la graine minuscule, la graine de sénevé, d'où sortira le grand arbre d'une expansion culturelle franco-indienne.

En tous cas ce territoire conserve une autre valeur française : il est un gage de bonne volonté. Désormais, entre la France et l'Inde il peut être un lien. Il sera le signe, et par votre vote vous y contribuerez, d'une compréhension meilleure entre les deux républiques.

C'est dans ces conditions que votre commission des relations extérieures vous propose d'adopter l'avis suivant :

AVIS

L'assemblée de l'Union française émet un avis favorable à l'adoption du projet de loi ci-après :

PROJET DE LOI

Article unique

Le Président de la République est autorisé à ratifier le traité de cession du territoire de la Ville libre de Chandernagor par la France à l'Inde, signé à Paris, le 2 février 1951, et dont le texte est annexé à la présente loi.

 


3 Cette commission est composée de : Messieurs Bidet, président ; Savi de Tové, Riond (Georges), vice-présidents ; Madame Verger (Marianne), M Le Brun Keris, secrétaires ; Mademoiselle Autissier, Messieurs Boubou Hama, Bui The Phuc, Buu Kinh, Coubèche (Saïd Ali), Delpuech, Dumas, Esnault, Feix, Gorse, Lautissier, Madame Lefaucheux, Messieurs More, Moullec (contre-amiral), Nroun, Nguyen Kahac Su, Nguyen Van Ty, Oudard, Pann Yung, Peretti (de), Ramampy, Rosenfeld, Soppo Priso, Souvannavong Ourot, Vignes. Voir les numéros : Nationale (deuxième législ.) : 1343. Assemblée de l'Union française : 3 (année 1952).

4 On trouve là, en effet, une application de l'article premier de la Charte de San Francisco (le seul où soient énoncés des principes) qui en son paragraphe 2 énumère parmi les buts de Nations Unies : « Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le principe du respect de l'égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes... »

5 Notons que dans cet esprit, en vertu d'un échange de lettres annexé au protocole, la résidence de Chandernagor deviendra un musée de l’œuvre française aux Indes.