Pondichéry, terre française

Une France tropicale

Pondichéry : dans une vie très voyageuse peu de terres m'ont à ce point séduit. Je me revois dans le train qui m'y amenait, le train cahotant qui pour franchir les soixante kilomètres entre Madras et Pondichéry prend une nuit. Voyage pénible : mon compartiment sentait si fort ces essences de santal dont les indiens aiment s'enduire que j’asphyxiais. Puis au matin, ce sont les formalités de la douane la plus tracassière du monde. On déballe tout de ma valise sur la banquette poussiéreuse, on malaxe mon coton hydrophile, on traîne des doigts crasseux sur mes livres : petites brimades que l'Union Indienne réserve à qui veut pénétrer dans nos Comptoirs. Un policier, dont je ne suis pas sûr qu'il sache lire, vient ensuite examiner mon passeport. Enfin, me voici en Union Française.

Évidemment quand on pénètre dans un territoire si exigu qu'on en compte la superficie non en kilomètres, mais en hectares, on a toujours un peu l'impression qu'une trappe se referme sur vous. Et pourtant, quelle joie, au sortir de la grouillante Union Indienne, ces rizières bien alignées, ces maisons propres aux toits de palmes comme argentées, avec leur péristyle, elles paraissent de petits temples agrestes. Mais ces rizières surtout, leur vert aigu mêlé de jaune sur quoi pendent des cocotiers aux troncs incurvés.

Ordre de cette campagne riche et policée, mais plus encore de cette ville. Une porte gare sortie tout droit de nos provinces ; avec sa calme place. Comme il est insolite de rouler en pousse dans une ville si française ? Des rues rectilignes, des places, des jardins étroitement clos, tout évoque notre sens de l'urbanisme et de l'habitat. La ville s'organise, géométrique, autour de la place du gouvernement et de ses parterres de cadnas jaunes et rouges. Le Palais du Gouverneur les domine, à quoi répond de façon un peu symbolique la Banque d'Indochine.

Avec ses maisons à balustres de pierres, ses balcons couverts, ses façades coupées de rouge ou de jaune Pondichéry évoque un peu la Nouveau-Orléans. Mais à la Nouvelle-Orléans les vestiges de la présence française sont monuments historiques et comme objets de musée. Ici un passé intact revit en lui-même : ce passé est du présent. Des façades exactement semblables entre les mêmes jasmins ont vu passer la chaise à porteur de l'avare Madame Dupleix. Dans ces jardins aux pelouses de citronnelles, à l'ombre des frangipaniers se reposaient les officiers de Bussy. Elle résonne dans la mémoire, la déclaration des citoyens de Pondichéry à l'Assemblée Constituante en 1790 : « Comme français, nos droits ont, plus d'une fois, été écrits en caractères de sang dans la plaine du Carnatie, et c'est sur les ossements de nos pères et de nos frères, morts pour le soutien de la gloire et l'honneur du nom français, que sont élevés les remparts de Pondichéry ».

Tandis que je parcours la ville les jours suivants, tandis que je m'installe dans une de ces belles demeures, ce caractère français continue de me frapper. La façon même dont on me sollicite pour une légion d'honneur où une place de gardien de temple est française. J'en éprouve presque une irritation...

Et pourtant, l'Inde est là, elle aussi. Un coin de France, Pondichéry, mais d'une France tropicale où les jardins sont si touffus que les allées y creusent des Grottes d'ombre. La ville est rectiligne, mais en rompt constamment l'ordonnance le panache d'un cocotier ou quelque bougainvillée aux tons de flamme. Et puis, au détour d'une rue c'est le Gopoura d'un temple évocateur de ses grands frères de Madoura ou de Tandjore. Un peu plus loin, c'est le bazar et l'espèce de ferveur muette des commerces orientaux. Des voitures étroites, traînées par des vaches aux cornes brûlées de cuivre passent entre les indigènes vêtus de blanc. Les boutiques avec leur « sari »6 multicolores, des piles de bijoux d'argent, les pyramides de fleurs qu'on transperce pour les « malé »7, évoquent les Rembrandt de la période opulente. Des yeux trop vifs, des gestes furtifs, des frôlements... Toute l'Inde. Même ces beaux palais aux colonnes doriques, des ascètes y abritent leurs congrégations. Ces palais n'appartiennent-ils pas presque tous désormais à l'Ashram de Shri Arumbindo, le dernier grand « Gourou » de l'Inde, mort cette année. Car Pondichéry, petite métropole française au Coromandel est comme le Vatican d'une des sectes les plus vivantes de l'Hindouisme moderne. Jusqu'à ces derniers temps, un des grands penseurs de l'Inde y vivait, entretenant autour de lui une foule assez disparate de disciples, sous la présidence de la Mère, une européenne indianisée. Placez cette mystique dans un climat de sous-préfecture, confrontez le Yogi et l'Administrateur, imaginez un ascète au brûlant visage de  *** qu'une fois par an seulement la foule admire prosternée, mais dont les disciples jouent au tennis chaque soir sous de hautes lampes à arc : toutes ces contradictions sont les Comptoirs Français de l'Inde.


6 Longue draperie, très hellénique, des femmes indiennes.

7 Colliers de fleurs qu'on offre en signe de bienvenue.