Pondichéry, terre française

Nous sommes liés par des devoirs

Sans doute notre départ ne trahirait-il pas de très graves intérêts français. Nos liens avec ces pays ne sont guère que culturaux. Rendons ce point au petit sénateur que nos Comptoirs n'ont pas d'intérêt économique. Rendons lui cet autre point que, dans la métropole, les partisans de notre maintien invoquent souvent de mauvais argument. Ainsi dit-on que dans ce monde où tout est solidaire, la  perte des Établissements risquerait d'ébranler tout l'édifice de l'Union Française. Cette affirmation est l'envers fallacieux d'une vérité. Le maintien des Établissements dans le sein de l'Union Française quatre ans après que les Anglais ont quitté les Indes signifie la force de l'Union Française. Mais à l'inverse notre départ ne provoquerait pas un ébranlement très profond, tant l'Union Française a subi des coups plus rudes. Méfions-nous des solidarités artificielles dont on prend prétexte parfois pour ne rien faire : L'Union Française est une réalité si complexe qu'on ne doit jamais tirer argument d'une de ses parties à l'autre. Ne rééditons pas l'erreur de ce président du Conseil qui perdit une des meilleures occasions de régler le problème indochinois «  pour ne pas créer un précédent en Algérie ».

Plaçons-nous plutôt du point de vue de la présence française en Asie et de notre influence culturelle aux Indes. Certains amis du petit sénateur disent avec cet aplomb que confère l'ignorance : « Si nous abandonnions les Comptoirs, nous prendrions immédiatement une influence considérable aux Indes. Déjà on parle de nous demander tel ou tel professeur. » Remarquons d'abord que l'influence culturelle française ne fait que diminuer dans les régions où s'est effacée notre influence politique directe. Le Moyen-Orient n'en témoigne que trop. L'anglais présente des caractères de facilité et d'utilité qui rend la lutte inégale. Mais aux Indes, sans les Comptoirs, on ignorerait même qu'existe une France. Pendant un siècle, les anglais ont lutté pour qu'on ne sache rien de notre pays : ils ont obtenu un résultat. Aux yeux de la moyenne des indiens cultivés nous passons pour une sorte de province de l'Angleterre. On a été fort surpris (je ne suis pas sûr qu'on m'aie cru) quand j'ai affirmé qu'à Paris les journaux n'étaient pas imprimés en anglais mais en français tant on est persuadé que notre langue n'est qu'un dialecte. Une seule chose permet qu'on ne nous ignore pas complètement : notre présence au flanc du subcontinent. M. Nehru, en un jour faste, a dit que les Comptoirs étaient pour l'Inde une fenêtre ouverte sur la France. Ne nous y trompons pas : c'est la seule.

Tout départ sans contrepartie précise serait la disparition de l'influence française. Et puis, que deviendraient-ils ces Beaux Comptoirs de Pondichéry et de Karikal ? Pendant mon séjour dans cette dernière ville, des amis m'ont amené à Trinquebar, localité qui fut naguère une ville danoise prospère. Qu'ont gagné les Indiens à y exercer leur souveraineté ? La ville est morte. Les lianes envahissent ses palais délités, comme elles submergeraient Pondichéry. Les rues ne sont plus que des cloaques, et le grand fort de brique rose veille dérisoire sur les spectres de dix-huit églises écroulées. Dans cette ville en ruine, seul paraît vivant le cimetière avec ses robustes sculptures de granit émergeant d'un étang de graminées mauves contigüe au cimetière et au vieux fort une seule maison reste debout où des religieuses françaises élèvent de petites orphelines. La dernière vie de Trinquebar est quand même une vie étrangère.

Ainsi serait Pondichéry si nous partions, ainsi serait Karikal. Elle est si belle aussi cette ville de Karikal : ses maisons semées comme un archipel dans un océan végétal. J'évoque sa Résidence construite au second Empire, mais dans le style de notre XVIIIe colonial. De longues galeries l'entourent, d'où l'on domine un étang aux nénuphars rouges. Karikal est une cité de l'eau. Tandis que la cerne la mer de Cormandel, plus triste encore qu'à Pondichéry, c'est entre les rizières tout un appareil de canaux et d'étangs. De vanne en vanne s'élève un murmure de ruissellement. Il se mêle au chant des palmes entrefroissées. Dans la touffeur tropicale, sous ces frondaisons presque muettes d'oiseaux, ce murmure et ce chant entretiennent une illusion de fraicheur.

C'est sous ces galeries qu'est venu me voir un jour le Ghasi des Musulmans de Karikal. Ce digne vieillard représente une communauté de dix mille adeptes. Son plus jeune fils l'accompagnait comme interprète, garçon de vingt ans à qui son turban  velours violet donnait une allure de roi sage.

Le colonialisme de l'Inde menace ces musulmans. Il les persécuterait si nous quittions les Établissements. Son flot bat de partout le petit îlot de Karilal. Nous vivons dans une époque de confusion. Les pays peuvent opprimer comme ils veulent leurs minorités ethniques ou religieuses, pourvu qu'ils ne soient pas séparés d'elle par un bras de mer. Les colonialismes internes, de la question noire américaine à la disparition complète de républiques allogènes en URSS n'intéressent pas l'ONU. L'Inde peut même s'y porter champion de l'anticolonialisme, elle qui a dispersé la communauté Sikh et massacré bon nombre de musulmans. Bien plus, sa structure en castes superposées, stratification d'invasions successives est en soi un colonialisme. Mais à l'ONU les voix doucereuses ou accusatrices de M. Jha ou de Madame Pandit accusent...

Et « cela prend »... « cela prend » même parmi les musulmans de chez nous. Son anticolonialisme vaut à l'Inde des sympathies qui font douter de la solidarité islamique. Disons seulement à ces musulmans de chez nous qu'en Union Indienne des communautés de leurs pères rêvent de s'agréger à notre terre « coloniale » de Karikal. « Cela prend » aussi parmi nos propres anticolonialistes. M. Nehru qui préside le Gouvernement le plus réactionnaire du monde tient le langage qui convient aux belles âmes de chez nous. Son passé d'agitateur, ses antécédents socialistes, son agnosticisme, lui valent une audience dans beaucoup de nos milieux politiques malgré l'impuissance indienne à réaliser sa réforme agraire et malgré la dictature obscurantiste de la caste brahmanique.

Les musulmans de Karikal ne seraient pas les seuls victimes d'un départ inconditionné des français. Les hors-castes deviendraient ce qu'ils sont en Union Indienne alors que dans les Établissements ils jouissent d'une pareille égalité. Le chef des Haridjans, nom pudique que depuis Gandhi on donne aux parias, est même le ministre le plus influent des Comptoirs. Pensons aussi au sort des métis. Ils sont cinquante mille, le dixième de la population. Ils connaîtraient le même sort tragique que les anglo-indiens.

Si bien que nous sommes liés aux Établissements de l'Inde plus par des devoirs que part des intérêts. Devoirs envers ces déshérités, devoirs envers toute la population que nous parvenons à nourrir et que submergerait la famine endémique de l'Inde, devoirs envers notre propre expansion culturelle. Et c'est ici que l'idée de référendum prenait quand même sa grande valeur, car seul un référendum aurait pu nous délier de tous ces devoirs. Nous avons dit les défauts du référendum.