Agonie et mort des Établissements Français dans l'Inde

Une population francisée

D'autre part, la population ne souhaitait aucunement le rattachement à l'Union indienne10. Celle-ci a violé le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Les pressions matérielles dont elle a usé suffisent à le prouver, comme le fait qu'elle n'a pu organiser une insurrection dans un pays où, pour faire front à 350 000 habitants, nous ne disposions, pour toute force armée que de 150 gendarmes et de trois ou quatre cents cipayes. Dans toutes les couches de la population, le sentiment français était profond. En France, quand on l'affirme, on provoque une certaine surprise. Ne connaît-on pas ce message des habitants de Pondichéry à l'Assemblée nationale constituante en 1790 ?

« Comme Français, nos droits ont plus d'une fois été écrits en caractères de sang, dans les plaines du Carnatic, et c'est sur les ossements de nos pères et de nos frères morts pour le soutien de la gloire et l'honneur du nom français que sont élevés les remparts de Pondichéry. »

Comment ne pas citer encore ce passage de Pierre Loti, dans « Propos d'exil » (p. 130), parlant des gens de Mahé :

« Ils disent bonjour en français, comme les paysans de chez nous, ayant l'air fier d'être restés des nôtres ; on voit qu'ils ont envie de s'arrêter et de causer ; ceux qui savent un peu notre langue sourient et engagent la conversation – sur la guerre, sur les affaires de Chine, disant nos matelots, nos soldats... C'est inattendu et étrange. Oui, on est bien en France ici. Alors, je me rappelle, une fois, au tribunal de Saïgon, un de ces Indiens accusé de je ne sais quel méfait, répondant à un magistrat corse qui le traitait de sauvage : Nous étions français deux cents ans avant vous... »

A ce sentiment français, si profond, d'autres éléments moins nobles apportaient leur adjuvant : fructueuse contrebande, certitude que la France ne laisserait jamais sévir les endémiques famines de l'Union indienne. Mais, après tout, ne pas vouloir mourir de faim, est-ce manquer de noblesse ?

En outre la population des comptoirs est assez largement métissée. L'orthodoxie hindoue y a subi bien des entorses. Dans l'Inde, les hors-castes sont à peu près les deux tiers de la population. Dans les comptoirs, la proportion est encore beaucoup plus forte. On sait la position des parias dans l'Union indienne de M. Nehru. On comprend que cette situation ait effrayé la population de nos Établissements, comme pouvaient, pour des raisons voisines, être effrayés les dix mille musulmans de Karikal.

À ces affirmations, une nuance doit être apportée : ce sentiment français n'était pas exclusif d'un très naturel sentiment indien. Le peuple de Pondichéry ou de Karikal se savait Tamoul. Il en avait le caractère et les aspirations. À Pondichéry, le commissaire de la République devait régler ses audiences d'après des jours fastes et néfastes portés au calendrier administratif des Établissements. Dans les écoles, le portrait de Gandhi voisinait avec celui du président Auriol ou du président Coty. Jamais le mot de « double appartenance » n'a mieux exprimé une situation. C'est pourquoi les seules solutions valables eussent été soit une double nationalité, soit un condominium, comme à plusieurs reprises l'idée en avait été lancée par M. Maurice Schumann

« Petit état libre », disions-nous des Établissements français dans l'Inde. M. Nehru a déclaré que leur présence était « intolérable » pour l'Union indienne. Il les a présentés comme une menace et le Parti du Congrès a embouché cette trompette. On aurait envie de demander aux dirigeants indiens d'être sérieux. C'est exactement comme si la France trouvait « intolérables » et « menaçantes », la Principauté de Monaco et la République d'Andorre, et comme si l'Italie mobilisait contre la République de Saint-Marin. Si on suit sur leur terrain les dirigeants indiens, plus un seul petit État n'a droit à l'existence.


10 On doit préciser que les Établissements français dans l'Inde n'ont jamais fait l'objet d'aucune colonisation, au sens propre du terme. Les seuls les Européens, presque toujours métissés, y étaient commerçants.